dimanche 28 octobre 2007

Emily Dickinson



(1830-1886)
Portrait Guidu ANTONIETTI di CINARCA

Si je ne suis plus vivante
Au retour des Rouges-Gorges,
Donne à l'Etranglé de Rouge
Une miette au Mémorial.

Si je ne puis te dire merci,
A cause d'un sommeil profond,
Sache au moins que j'essaie
De mes lèvres de Granit !

Emily Dickinson n'écrit que dans le mystère, mais c'est le mystère de l'existence : et ce mystère la traverse. Les larges espaces américains, elle les parcourt à l'intérieur d'une même maison, où elle passera sans compagnon mais non sans amour ses trop brèves années.

A ces poèmes d'abord complexe, jamais ne fait défaut pourtant la simplicité fondamentale d'une vivante parmi les vivants :

Voici ma lettre au Monde
Qui ne M'a jamais écrit -
Les simples Nouvelles que la Nature disait -
Avec une tendre majesté

Son Message est confié
A des Mains que je ne vois pas -
Pour l'amour d'Elle - Doux - compatriotes -
Jugez-Moi avec - tendresse

Ce volume est la reprise en collection grand public d'une anthologie d'une cinquantaine de pièces, parue en 1998 dans cette belle traduction : c'est (en attendant d'hypothétiques Oeuvres complètes) une excellente chose.

Jean-Marie Perret

  • Emily Dickinson, Lieu-dit l'éternité, Poèmes choisis, trad. et prés. Patrick Reumaux, bilingue. Le Seuil, Points/Poésie, oct. 2007.

mercredi 24 octobre 2007

Pascal Commère








(1951)

Herbe égrenée à quoi songeant, oublieuse
d'un chemin creusé par la mort, c'est à peine
si j'entends le chuintement des roues de ton vélo
l'été après les cours,
il pleut - la rue crachouille, un nom s'est tu
à peine en ressent-on le poids en silence,
rumeur avec toi qui viens ce soir dans un bruit d'herbe,
adolescente passant étonnée, qui repasse
silhouette dans la montée. Bientôt
tu perds souffle un temps et t'attardes. Ton ombre
est une herbe simple qui penche, fait un signe
Ainsi vont trente-huit onzains de la plus belle facture, souples, sensibles et fermes à la fois. Mais l'élégie ci-dessus à une fillette de quinze anscache des humeurs plus diverses : c'est une méditation sur l'herbe, les herbes, ou encore vingt méditations se croisant au gré de promenades vicinales.
Habitué aux chemins versés - leur langage,
à la conversation que tissent entre elles les herbes
quand il a plu, le soleil
fait avant de dormir la tournée des collines...
Où l'on voit que c'est d'une lumière solaire que vit Graminées, cet ensemble modeste et doux, retrouvé dans un cahier des années quatre-vingt dix. Lumière émouvante, pour une superbe réussite.
Jean-Marie Perret
  • Pascal Commère, Graminées, Le Temps qu'il fait, octobre 2007.

mercredi 17 octobre 2007

Madeleine Gagnon





(1938)




C'est l'histoire des trouées de lumière dans ce ciel d'après-tempête - de pluie, de vent - , l'histoire de ce bleu qui ne nous a jamais parlé et qu'on voudrait plein de mots alors que traversent en diagonale son silence les chansonniers de toutes espèces revenus par troupeaux, petits ou grands, migrateurs aux ailes saupoudrées de semences lointaines, c'est l'histoire des oiseaux qui refont la vie des arbres, tels les bourgeons, en passant ou en s'y nichant, printemps printemps...

Madeleine Gagon brasse, dans ses proses et ses vers, son Québec natal et la vie telle qu'elle va, telle qu'elle vous prend - telle qu'elle vous laisse -, avec un à-propos de romancière. Elle n'a publié pourtant que deux romans, le reste de son oeuvre est poème, poème...

Dire je pars et je viens
chante ne sais d'où au juste
de vous anéantis
de vous ressuscités
d'antan étouffés là réveillés
écho des voix perdues défaites voix
remaillées
plaintes retenues les plaines
forêts conquises
bois des berceaux voix des revanches
Abondance et diversité, ces oeuvres presque complètes publiées par l'Hexagone sont (sous couvert d'un titre un peu pâle) d'une belle richesse. A chaque page, la générosité d'un coeur dolent du monde et non de soi, et la joie de dire la vastitude de cette vie qui nous exalte et nous opresse : c'est, avec simplicité, Madeleine Gagnon.
Jean-Marie Perret
  • Madeleine Gagnon, A l'ombre des mots, Poèmes 1964-2006, L'Hexagone, 2007.

samedi 13 octobre 2007

Jean-Pascal Dubost




Ce matin j'ai tourné autour de la maison plusieurs fois je tournais en rond je tournais cheminant d'un pas lent dans la neige silencieuse où je voyais des traces, des oreilles de lapin d'abord, et qui se mêlaient à celles des oiseaux, puis, à force, aux miennes, et qui, sur le blanc finalement, me donnaient l'impression d'eux (Les étincelants) -

Ces non-vers de prose tarabustée (au vrai double justification, dans la mise en page du livre), dans lesquels persiste Jean-Pascal Dubost et qu'il signe, nous mènent loin, on ignore où. On est là, dans ses girations si terriblement matérielles que l'esprit s'en mêle, s'enmêle, c'est une machine à faire tourner l'esprit autour d'un centre qu'on n'a point vu. S'il existe. Mais s'il n'existait pas, autour de quoi tournerait-on ?

On aimerait parfois que cette fatrasserie où l'auteur nous plonge se range un peu, nous ordonne, introduise dans un ordre (quel qu'il soit). Architecture. Mais non, pas grand chose à craindre de ce côté-là. Paraissent néanmoins CINQ BLOCS dédiés à l'ami, au poète Antoine Emaz. C'est comme une photo d'Antoine qui dans son brillant refléterait un peu Jean-Pascal - et tout prend sa place :

OEUVRE
Une fois posé le mot fatigue des journées pénibles
passées dans un corps de métier pénible ouf peut-
être clope ou chope (sûr) la table et l'oeil au-dehors
un autre se met dans le même en place à son travail
il retrouve un état continu par là son nécessaire
à vivre enchâsse et manouvre et sans relâche sertit
mais surtout pas une oeuvre, un mot à jeter aux morts --

On fatrasse par ici de bien belles choses.
Jean-Marie Perret
  • Jean-Pascal Dubost, Fatrassier, Tarabuste, 2007.

mardi 9 octobre 2007

Roger Munier



Dans presque tous les poèmes, il y a un discours latent qui les altère, sourdement les mine. La poésie du poème sait qu'elle est poésie. Comme la pensée sait qu'elle est la pensée. Et la peinture, et la musique, et la danse. C'est ce qui fait écran. Le poète touche, mais il ne sait pas qu'il touche, ni comment. Il n'est poète que s'il ne le sait, que dans la mesure où il ne le sait ni ne cherche à le savoir.

"Je poursuis la pensée de l'instant", écrivait Roger Munier dans Opus Incertum (Gallimard, 2002, p.75). Poésie poursuit cet assemblage incertain, cette construction n'appareillant que des extraits bruts de carrière. Mais les morceaux ici cernent la poésie. Se tenir au plus près de l'expérience, décrire, et dans l'écriture de la pensée, et dans la pensée de l'instant. A mi-distance toujours du poème et de l'aphorisme, tel que l'entend la philosophie depuis Nietzsche et, plus haut, Héraclite. Entendre l'injonction de l'Un, mais se dispenser obstinément de concaténer, d'organiser à son invite. Se tenir à l'écart de chaînes langagières, qui feraient croire l'esprit à autant de causes et d'effets.
Au poème, j'ai préféré le texte bref. Chacun de mes "instants" est un poème qui n'a pas lieu. Qui d'ailleurs , s'il n'était plus tenu dans les limites de l'aphorisme, n'aurait pas lieu.
Un retrait à la Blanchot ... mais du corridor qui mène on ne sait où, la porte au passage du passant est demeurée ouverte.
Jean-Marie Perret
  • Roger Munier, Poésie, Poliphile (9 rue du Gymnase, 21000 Dijon), 2006; 99 exemplaires.

vendredi 5 octobre 2007

Louis Aragon



Le poème des poèmes à venir. Aragon avant Aragon... Un Aragon enfoui derrière sa légende, derrière le Manifeste d'André Breton de 1924 (qu'il précède de quelques mois), et non seulement derrière Les cloches de Bâle et Les communistes, mais même derrière Le paysan de Paris et Le fou d'Elsa. Et derrière la geste de Desnos, le rêveur des rêveurs - rêveur forcené, disparu derrière le dernier poste d'aiguillage de Compiègne...

Une vague de rêves, « premier manifeste du surréalisme » ? s'interroge Marie-Thérèse Eychart, dans son excellente postface. Il ferait beau voir qu'on subordonne la littérature à son intérêt quant à l'histoire d'ycelle ! Le feu est mis sous le creuset, les métaux y sont jetés, s'y colorent et métamorphosent. Tout est encore possible. A cet instant, on ne sait encore ce que cela va donner : de l'or ? une créature admirable ? le coeur d'un ange ? L'esprit même se retient, à force de mots fulgurants, phrases térébrantes, rythmes incalculables. Et notons au passage une ponctuation libre comme respirer, pas pour faire genre, non : pour être.
Il m'arrive de perdre soudain tout le fil de ma vie. Je me demande, près d'un café fumant et noir... par quel chemin de la folie j'échoue enfin sous cette arche, ce qu'est au vrai ce pont qu'ils ont nommé ciel...
La prose n'est pas la prose, la langue est ici dans une vraie crise d'envers : « Je saisis tout à coup comment je me dépasse : l'occasionnel c'est moi, et cette proposition formée je ris à la mémoire de toute l'activité humaine... » Rimbaud n'est pas congédié en effet, il inspire (« J'ai vécu dans l'ombre d'une grande bâtisse blanche ornée de drapeaux et de clameurs ») (« Il fallait pour que la surréalité affleurât la conscience humaine d'extraordinaires écoles, et les événements des siècles amoncelés »).
Car le rêve n'est plus déni du monde, mais porte d'entrée majuscule :
Je rêve d'un long rêve où chacun rêverait. Je ne sais ce que va devenir cette nouvelle entreprise de songes.
Et la chute, la célèbre – l'admirable :
Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l'infini.

La poésie doit se réapproprier cette Vague, qui est plus qu'un libelle : le poème des poèmes à venir.

Jean-Marie Perret

  • Louis Aragon, Une vague de rêves, 56 p, 10 €. Seghers 2006.

lundi 1 octobre 2007

William Carlos Williams






1883-1963
"Tout n'est
que célébration de la lumière.
Toute la pompe et le cérémonial
des noces,
"Douce Tamise, cours lentement
jusqu'à la fin
de mon chant," -
sont d'un genre identique.
Pour notre mariage, aussi,
la lumière s'était éveillée
et brillait. La lumière !
la lumière attendait
devant nous !
Je crus que le monde
s'était arrêté"...
Cet extrait d'Asphodèle (1954), dans la traduction d'Alain Pailler, donne le ton d'un livre de la grande maturité, où le poète américain se retourne avec émerveillement sur l'amour qui a illuminé son existence. Bilingue, l'édition permet à l'oeil de naviguer dansle vis-à-vis des deux langues, et de vérifier les nuances d'une traduction particulièrement agréable. L'introduction du traducteur souligne la métamorphose du thème d'Orphée, qui travaille ce recueil tout en rigueur et en simplicité : "Chante-moi un chant qui rende la mort tolérable" (Paterson). La douceur s'alliant à la vigueur pour faire de ce poème une oeuvre irréprochable.
Toute la sagesse d'une vie s'y condense :
"Quel pouvoir a la mort, hors le pardon ?
Ou si l'on veut
par son vouloir
ce qui fut lié
peut être défait"...

Jean-Marie Perret
  • William Carlos Williams, Asphodèle suivi de Tableaux d'après Brueghel, biblingue, trad. A.Pailler, Poésie/Points, Seuil, sept.2007.